À l’aube du lendemain, au-dessus des prairies blanchies par le givre, elle verrait se lever l’astre solaire indiquant la direction de l’est, où s’arrête la guerre. Et tout au long de la journée elle garderait en elle sa chair ronde, naissante : même si le soleil change, il reviendra toujours à l’aube désigner la place exacte, le point de l’horizon qu’il faudra rejoindre au travers des terres labourées, des ravins, des chemins sinueux de contournement.
Jour après jour recommencerait cette course à l’astre.
Elle apprendrait que vivre tient à l’évitement soigneux de toutes les zones habitées, là où s’arrêtent les convois, là où guettent les dénonciateurs. Elle se méfierait des silhouettes de paysans, de braconniers solitaires, se cacherait parfois des heures durant dans un sous-bois, une grange. À cause de la faim elle deviendrait voleuse, repérant les fermes isolées, se glissant dans les abris de bêtes, remplissant son sac avec du seigle ou du son, cherchant les œufs dans la paille, déterrant les choux, ouvrant les silos de betteraves. Parfois, désespérée de faim, elle se planterait devant la porte d’une ferme, muette et montrant son ventre, attendant les coups qui la chassent ou par bonheur des morceaux de pain, pour qu’elle aille porter son malheur plus loin. Elle garderait aussi tout chiffon qu’elle trouve, remplissant son sac avec ces bavures de laine accrochées aux clôtures.
Le printemps serait doux et tumultueux, elle en sentirait chaque éclosion, chaque naissance. Peut-être à cause de ce bourgeonnement incessant, finirait-elle par vivre plus loin encore des zones habitées. La couleur du soleil à l’aube serait chaque matin plus chaude. L’horizon se rapprocherait. Elle pourrait mastiquer certaines pousses d’arbustes, elle mangerait bientôt du blé et de l’orge vert, se sentant devenir sauvage, oublieuse, redécouvrant cette chose très ancienne de l’humus sur sa joue, l’eau tiède de la pluie dégoulinante, l’âcreté douce et velue des sapinières et toute cette vie animale, furtive qu’elle fait fuir à chaque pas mais qui, dans la nuit, se rapproche d’elle à mesure qu’elle se laisse aller à son sommeil de terre.
Mais l’épouvante la réveillerait en sursaut, l’arrêterait dans sa course, la ferait revenir et se perdre en itinéraires compliqués, absurdes, circulaires. Un coup de feu claquant au loin, des traces mêlées aux siennes dans la boue, la vue d’un poste de chasse, colonne noire au milieu d’une clairière. Sur une route déserte, au loin, un camion à l’arrêt, benne chargée, sans conducteur.
La mémoire est fragile, il faut chasser ces images, ces fragments de la Masse Noire. Apaiser le corps, chercher la compagnie des arbres.
Avec les premiers jours d’été, reviendrait la guerre. La guerre prendrait par le côté de l’est, ce point qu’elle rejoint. À l’est, une barre rouge, la nuit, des grondements. Sur les routes, d’interminables convois de camions militaires.
Elle craindrait d’avancer encore. Elle aurait peur partout, même dans la forêt, à cause des traces noires des chenilles, couchant les arbres, labourant les sous- bois. Elle se réfugierait dans une ferme abandonnée par ses habitants. Elle y trouverait une fausse protection, terrée dans la pièce centrale, écoutant s’approcher, s’éloigner les bruits de la guerre. Elle voudrait partir, elle ne pourrait plus.
La nuit, des phares blancs surgissent dans la cour de la ferme. Une lampe torche la cloue au mur. Elle sait qu’elle va mourir.
Ils sont plusieurs, ils marmonnent en allemand. L’un d’eux la met en joue. L’officier demande ce qui se passe. Elle reconnaît cette voix, elle croit la reconnaître. Cette voix ici est impensable. Elle dit en allemand, c’est la première fois depuis cinq mois qu’elle parle :
– Je suis déjà morte de toute façon.
D’entendre soudain leur langue, les hommes marquent un silence. L’un d’eux chuchote : Jood, Juive. Juive allemande, sa seule raison d’être ici, égarée. Mais aucun ne bouge, ils attendent l’ordre.
Peut-être à cause de la voix de l’officier, à cause de la mort toute proche et la légèreté qu’elle ressent soudain, à cause de la même sensation qu’autrefois, tous ces regards posés sur elle, elle dit :
– J’ai chanté à l’Opéra de Vienne.
L’officier a chassé les soldats dans la cour. Il a déposé sa lampe torche dans la direction du mur pour qu’elle le distingue un peu. Il a les traits fins, il est jeune, il semble harassé de fatigue. Il demande qu’elle chante. Il dit qu’il tiendra la maison fermée. Il gardera la porte à l’extérieur si elle chante. Elle chantera seule dans la maison fermée. Il voudrait qu’elle chante Mahler. Il reprend son arme, il la regarde. Il répète doucement : Malher ou n’importe quoi.
Les soldats ont allumé un feu dans la cour. Ils se passent entre eux la bouteille de schnaps, ils disent que la Juive est folle, ils rient.
Seule dans la pièce, elle ne peut détacher sa pensée de l’officier adossé près de la porte. Elle entend en elle distinctement ce qu’elle a si souvent chanté :
Ich bin gestorben dem Weltgetümmel
Und ruh’ in eimen stillen Gebiet.
Je suis morte aux tumultes du monde
Et repose en un lieu de sérénité
Elle va mourir, elle rêve. L’officier ressemble à celui pour lequel elle chantait jadis. Prise au piège, la voix s’émeut. Tâte dans cet espace nouveau, étrange. Cherche à se souvenir. C’est une voix dans une maison fermée. Les hommes qui boivent autour du feu pensent que le petit lieutenant est trop délicat pour la guerre, même sa cruauté est trop délicate.
Mais ils se taisent par moments. L’un d’eux est tombé d’ivresse, le visage plaqué au ciel. La sentinelle s’est endormie sur le volant de sa jeep.
Plus Hanna chante et plus elle se souvient. C’est pour elle une nuit heureuse, constellée. Quand l’aube viendra, elle sera prête, pense-t-elle, lavée par sa voix. Elle enfile un chant puis l’autre. Repose-toi, guerrier, la guerre est finie. Dors d’un sommeil que rien ne troublera. À présent des lamentations juives, des plaintes. Ils dorment, ils écoutent en dormant avec leur arme sous la joue. Ils dorment du sommeil des enfants, bercés par les chants juifs.
À un moment vient le silence, elle entend les respirations lourdes, confondues, elle sent monter avec elles une effrayante proximité, définitivement sa voix s’étrangle.
Quand l’aube vient, quand se découpe le carré de la fenêtre, elle est prise à nouveau de terreur animale : elle voudrait mordre, gratter le sol. Et qu’aujourd’hui fût passé. Que ça ne fasse pas mal, que la mort ne soit pas douloureuse.
Il fait clair. Les hommes se réveillent. Les moteurs s’ébrouent. L’officier est entré dans la pièce. Il a les mains gantées, les yeux cernés de poches bleues. Il sort son revolver de la gaine de cuir. Il dit : allonge- toi, n’aie pas peur. Il lui passe la main dans la nuque longuement, il la caresse, il voudrait que cesse le tremblement. Il lui parle d’une voix tendre : comment pouvais-tu chanter ainsi, petite ?
Le coup de feu claque dans la direction de l’âtre.
Le corps s’arque, durcit, mais rien ne le pénètre, aucune douleur.
Un second coup de feu. Effritement du mur. Silence.
Elle entend qu’il crie dans la cour. Il crie qu’il est temps de partir. Il crie sur ses hommes avec une rage allègre.
P.127-131