Édition: Seuil, 2007 Points N° 2306
Prix Triennal du roman de la Communauté Française
« (Grâce) Et entrant dans la maison elle avait croisé Alexia au pied de l’escalier du hall, toutes deux en arrêt soudain l’une devant l’autre. Face à elle : la libre, la célèbre, la merveilleusement intelligente Alexia qui attendait là hésitante, sous la lumière jaune du lustre, comme si elle voulait lui dire quelque chose, un moment avait pensé lui parler mais s’était finalement rétractée, parce qu’elle ne lui dirait jamais rien de toutes façons, parce que depuis l’enfance elle n’avait rien à lui dire, parce qu’elle était bien trop fière pour couvrir la distance qui les séparait à jamais l’une de l’autre, depuis la chambre aux lits jumeaux, quand maman les ayant embrassées éteignait la lumière et qu’alors elles se retournaient chacune vers leur grand mur noir. Lire la suite
(Alexia) Un moment surprise par le regard de Grâce puis se décidant, tant pis, se disant en traversant la cour : tiens ils ont mis du Cohen, une rareté, une élégance pour une fin de fête, pensant que si l’homme l’avait attendue, s’il avait eu cette patience, il aurait mérité, tant pis, cette dernière danse qu’elle avait envie de lui accorder, voyant grandir vers elle l’entrebâillement de la porte de grange et basculant tout à coup dans cette pénombre mauve, saturée de musique, avec sa piste totalement déserte, ses chaises en désordre, ses superpositions de baffles, quelques retardataires devant le buffet bar, l’un d’eux se détachant aussitôt des autres, marchant à sa rencontre sur le bord de la piste, lentement, résolument, et le cœur qui décroche à ce moment-là, bat soudain la chamade, c’est stupide, romantique, du pur fantasme, se raisonne-t-elle, parce qu’il est simplement bel homme, grand et bien droit, une ombre bleue dans la lumière bleue, et qu’il marche vers elle, d’un pas décidé, puissant, et qu’il n’y a rien à faire à ce moment-là, rien que ses bras à ouvrir, dance me to the end of love… Oh chassez, éloignez Cohen, se dit-elle tandis qu’elle se laisse emporter, éloignez de moi cette mâle voix de velours, toute la nostalgie des fêtes, sentant que son cœur heureusement se calme, son corps retrouve aux bras de l’homme une aisance à danser, une volupté ordinaire, peut-être même l’occasion de poser sa tête, est-ce que tu ne peux pas poser la tête, Alexia, depuis tout ce temps où tu es en guerre avec le monde, est-ce que tu ne peux pas te laisser aller un peu au sortilège qui te poursuit depuis ton arrivée hier, est-ce que danser avec l’homme du jardin de Chavy n’est pas un peu revenir à Chavy, toi qui est partie si loin et ne te souviens de rien, prétends-tu, ne te souviens même pas de la scène de l’oiseau blessé, et que maman avait dit on va donner les vêtements de Pierrot au fils d’Andreï, je ne voudrais pas que ça reste dans la famille… Dans la famille, monsieur mon psychanalyste, il y a un trou nommé Pierrot et papa pleure quand je suis toute petite, est-ce qu’on peut guérir de ça, avoir un papa qui pleure, qui arrache l’arbre au fond du jardin, qui marche en pleurant dans les étages ? Maintenant qu’ils tournent et tournent depuis un temps, l’homme est devenu une ombre au-dessus d’elle et qui silencieusement, dirait-on, la console, non pas vraiment ce qu’elle pensait, ce fieffé roué dragueur, mais quelqu’un qui la tient, la protège, la porte, sur la piste devenue vaste, si vaste, au gré de la voix envoûtante de Cohen, le nappé sublime du chœur. C’est qu’il vous a fallu du temps pour l’endormir, fait-il alors remarquer de sa voix toute proche et elle ne comprend pas tout de suite qu’il parle du petit Ulysse, qu’il est encore deux heures plus tôt au moment où elle l’a quitté, alors qu’elle revient de loin, elle a fait un long voyage, leurs temps ne s’accordent pas, même si leurs corps s’accordent, s’ils trouvent ensemble cette sorte d’harmonie souple à l’instant où la voix de velours chante dance me to the children who are asking to be born, rejointe par la voix d’une femme, dupliquée dans les graves, offrant la part femme de sa voix grave, juste avant que le violon ne libère ses arabesques d’or, et elle ne lui répond pas, s’étonne que pendant une fraction de seconde elle avait cru qu’il parlait de Pierrot, réveillé par surprise et si lent à se rendormir, c’est vrai, depuis le temps qu’il dormait, j’étais si loin de là où vous êtes, Milan Oposzewski, cela faisait des années que je n’avais plus pensé à mon frère mort Pierrot, maintenant je vois des images, dites-moi pourquoi je vois des images, je vois papa qui replante un arbre au fond de Chavy, à l’endroit où il a déraciné l’autre, maman est avec lui mais à distance, c’est comme une cérémonie qu’elle lui a imposé, une superstition ou une prière à laquelle les enfants ne sont pas conviés, qu’ils regardent par la fenêtre, je vois Lili qui repasse du linge dans la cuisine et quand je lui demande où on va quand on est mort, elle roule des yeux indignés, c’est donc une question intéressante à poser, maman répond sans hésitation : au ciel, papa tord sa serviette et quitte la table, non ça ne va pas, monsieur mon psychanalyste, ça ne va pas, ce n’est pas imaginable d’avoir un papa qui quitte la table pour pleurer, ils ont mis des drapeaux rouges aux Abanages pour interdire les baignades, le docteur a dit assommé par la barre, c’était comme aujourd’hui les marées de septembre. Et maintenant elle pleure, c’est ridicule de se laisser pleurer ainsi au bras d’un homme qu’elle ne connaît pas, parfaitement ridicule, l’homme a dit ne s’endorment pas facilement, elle n’a pas entendu le début de sa phrase, sans doute : les enfants ne s’endorment pas facilement, il est toujours dans le temps d’avant, elle est loin, elle voyage, elle se souvient, elle parle à Nahum Epstein, psychanalyste, elle voudrait que la danse ne s’arrête jamais et quand la fin arrive, dans le blanc qui suit la dernière note, elle ne se recule pas d’un pas pour remercier, partir, mais demeure contre lui sans relever la tête, afin surtout qu’il ne s’aperçoive pas de ses larmes, attende comme elle la danse suivante, choisie par l’ami de Marie-Doune, le jeune instigateur à lunettes, debout au dessus des voyants lumineux et qui pour eux seuls relance Cohen, take this waltz, prends cette valse, prends. (Marina) Une musique à vous fendre l’âme, se disait Marina, le timbre rauque, traînaillant de ce vieux mélancolique qui enveloppait maintenant ce qu’il restait de la fête, ce que le vent n’avait pas éparpillé, tout ce grand campement après la bataille : les dernières voitures, les deux bétaillères vides, puis le ballet des ombres de la cour, la marquise réduite à sa seule armature, un brasero crachant des étincelles, des nappes blanches roulées en boule au fond d’une camionnette et un rideau clair qui voletait à l’étage de la maison comme un drapeau de détresse. Derrière Lili qui lui expliquait dans la cuisine de la ferme que Hyacinthe était revenue puis repartie, Lynn et Olivier semblaient figés au fond de la pénombre de la salle à manger, Olivier couché, Lynn assise sur le canapé, un châle brun sur sa robe blanche, et tous deux dans une sorte de piéta immobile, balayée par le faisceau de lumière lorsqu’elle avait ouvert la porte en s’excusant, Lynn ayant levé le regard vers elle sans autre expression du visage que cet ahurissement morne de ceux qui n’attendent plus rien. Et dans la maison aux lumières partout allumées, presque toutes les portes intérieures étaient ouvertes, parfois l’une d’elle claquait à l’étage, mais il n’y avait personne, Mihaela n’était plus là, Grâce devait être rentrée chez elle, lovée dans le fauteuil du palier la petite Maya dormait en boule, lourd paquet de sommeil profond qui se laissait porter en gémissant à peine jusqu’au grand lit. La chambre de Hyacinthe était fermée à clef, mais il fallait cesser de penser à Hyacinthe, se disait-elle, et garder en mémoire l’assurance tranquille d’Augustino quand il lui disait no se preocupe. L’horloge de la cuisine marquait deux heures cinquante, et même au cœur de la maison la vieille voix nostalgique de la sono planait encore sur toutes choses faisant croire au plein de la fête. Mais dans la grange dont on avait bloqué le vantail à cause du vent, il n’y avait plus que des ombres, un serveur achevait de débarrasser les dernières tables, deux hommes discutaient près du buffet bar, Marie-Doune était assise à côté de son ami au dessus de la petite lumière du moniteur, tous deux fascinés, eût-on dit, par le dernier couple en piste, Alexia et Milan Oposzewski, aussi bizarre était-ce de les voir enlacés, alors qu’ils vivaient, croyait-on, à des années-lumière l’un de l’autre, et l’envie revenait toujours de les regarder là seuls au monde sous le grain rauque de Cohen, l’étrange était de découvrir la fière petite sœur livrée soudain au grand loup de Milan, et s’il faisait trop sombre pour que l’on distingue leurs visages, on comprenait dans l’attitude de leurs corps (lui penché sur elle avec une évidente tendresse, elle jetée contre lui dans un donné livré qu’elle ne lui avait jamais vu) qu’il se passait quelque chose et que cela était pour eux seuls et que pourtant c’était montré. (Alexia) Oh éloignez de moi votre mâle voix de velours, pars, pars, détache-toi de moi, mais il est trop tard maintenant, elle sent sa jambe contre la sienne, et sa main refermée sur la sienne et quand il lui parle elle sent que sa voix la pénètre, vibrant sur l’autre voix, toujours la même, dont le garçon de la sono fait paresseusement courir le disque d’une plage à l’autre, des syncopes de Tower of song jusqu’à la phrase exténuée de Suzanne, qu’il chante depuis quarante ans, la donnant ici sans presque aucune orchestration, comme une complainte qui tombe, indéfiniment tombe, ne se danse presque plus, étire ses paroles sacrées qu’ils écoutent en se déplaçant lentement avec la même ferveur, les débuts d’amour sont étranges, longtemps on fait semblant qu’on ne se connaît pas puis la paroi se fragilise, un coup d’ongle la déchire, et ce qu’il lui dit soudain n’a plus rien d’une parole insouciante, enjôleuse, vaguement exploratoire, qu’on se dit en dansant, c’est d’une audace folle et tout simple à la fois, prononcé comme à regret, d’une voix pensive : je voulais vous rencontrer, et il ajoute comme pour lui-même : non pas vous chercher, pourquoi vous chercher, seulement venir à votre rencontre, puis il termine par ces mots qui la transpercent et la glacent : vous êtes une femme seule, vous serez toujours une femme seule, je vous aimerai toujours ainsi, Alexia, comme une femme seule. Elle pleure, ça la reprend à nouveau, elle s’en veut de pleurer, dans le chagrin de Pierrot il y a la petite Alexia toujours seule, Nathan au commencement lui répétait qu’elle était belle et elle le regardait étonnée derrière les brassées de fleurs qu’il lui offrait, ici elle est une toute petite fille seule que Milan tient dans sa main et qui voudrait lui dire ne partez pas, j’aimerais que vous ne partiez pas, j’aimerais aller en voyage avec vous, et quand la chanson s’arrête ( « …for she touched your perfect body with her mind ») il y a la peur que ce soit fini, mais ça revient, mon cœur, ça revient, oh bonheur, la musique recommence, non plus Cohen mais un long instrumental, doux, cadencé, limpide, une espèce de blues malien avec de la kora, instrument des dieux d’Afrique et le mouvement réveille leurs forces, peu à peu les délie quand il la fait tourner plus vite et gracieusement sur elle-même en la tenant du bout de la main, pour un peu elle accepterait de lui montrer son visage, mouillé de larmes, et apercevrait le sien, beau, renaissant, effroyable et beau, glissant sous les projecteurs bleus de la nuit du monde. P. 163-170