Edition du seuil, février 2022
Raconter la nuit a obtenu le Prix du roman de la nuit (SGDL, Paris, janvier 2023)
Lien vers l’interview (Jean Jauniaux) du 11 février 2022
« J’avais quitté Guissény le 29 mars. Un mois plus tard je reçus une longue lettre de Vera. Sous le vernis littéraire elle avait cet art d’exprimer avec force cela même qu’elle laissait voilé. Dans les temps qui avaient suivi mon départ, m’écrivait‐elle, des changements profonds étaient survenus chez Jelena, pour la première fois depuis son retour de Bosnie il lui semblait qu’elle lui était « revenue ». Lire la suite
Elle ne m’expliquait pas en quoi elle avait le sentiment d’avoir retrouvé sa sœur, elle pouvait seulement m’écrire que « beaucoup de choses avaient pu être parlées ». Ensuite, longuement, non sans une pointe de dérision, elle me remerciait de n’être pas parti dès le premier jour, d’avoir supporté l’intimité d’une famille aussi troublée, le couple insoutenable des jumelles, la revenance de leur vieux père, ainsi qu’elle l’écrivait. Me remerciait de m’être plongé dans une œuvre sans doute inégale, à ce que je devais juger. Une phrase était posée là, très avouée soudain, selon laquelle il y avait beaucoup d’amour dans la manière qui me faisait me pencher sur l’œuvre des autres. « Je rêve, je rêve encore, poursuivait‐elle, que nous puissions tenter cette exposition à Rennes dont tu m’as parlé. » Puis elle tenait à s’expliquer sur les mots que j’avais dû trouver violents à propos du « théâtre » de sa sœur. Ces mots étaient dictés par la fatigue de deux nuits sans sommeil, dictés aussi par la peur de me voir quitter les lieux par ma propre décision. Façon inavouable de me devancer, m’écrivait‐elle, elle m’en demandait pardon, mais alors elle ne voyait pas d’autre issue. Parler du théâtre de Jelena était bien sûr un excès de langage, parce que s’il fallait parler de théâtre, c’était un théâtre de vérité, donc le contraire d’un théâtre, un état qu’elle considérait d’ailleurs tout autrement depuis qu’elles s’étaient parlé. Après mon départ Jelena m’avait beaucoup cherché, écrivait‐elle encore. Je reprends ses mots : « Elle te cherchait, elle entrait dans la chambre de Konstantin où tu as dormi, plusieurs fois elle a voulu t’écrire et je l’ai encouragée, mais écrire est pour elle une difficulté. Les derniers temps elle s’est remise aux encres, et je sais que tu n’es pas étranger à ce retour en grâce. » Ce sont ces mots qui me touchèrent : que Jelena m’avait cherché.
À peine quelques jours après la réception de la lettre j’eus un appel téléphonique. Vera voulait me faire part du décès brutal de leur mère l’avant‐veille à la résidence de Lesneven. La communication était mauvaise, je lui dis que je souhaitais venir au service funèbre, elle ne parut pas surprise. Cela se ferait dans l’intimité de la petite chapelle de Lanhir, souffla‐t‐elle, à quelques centaines de mètres de la maison de vacances de tes parents. Il y aurait seulement quelques personnes mais Konstantin avait quitté la veille son monastère en Serbie, Konstantin serait là.
Je connaissais cette chapelle de pierre, seule rescapée d’un massif de ruines que l’on disait du douzième siècle, érigée sur un temple païen, une source d’eau sacrée, je me souvenais des hirondelles qui fusaient autrefois au travers des ogives. Ce jour‐là, j’arrivai beaucoup trop tard sur la route côtière, la flèche ébréchée de la chapelle se découpait sur la mer étincelante, plus loin un minuscule corbillard semblait enlisé dans la prairie, écrasé sous l’immense ciel, piqué de fleurs blanches et rouges. À l’intérieur de la chapelle : des corps serrés, une brusque densité physique sous le dôme du vent qui soufflait en rafales. Le cercueil occupait à lui seul l’espace étroit du transept alors qu’à mon entrée le prêtre avait la main posée sur le bois vernis, récitant à voix grave des litanies slavonnes, marquant un temps d’arrêt, reprenant la psalmodie, je voyais son dos puissant, sa crinière tempétueuse, et je pensais qu’il devait ressembler à Jero Mitsić jeune. Konstantin, que j’avais connu jadis émacié, christique, et qui était devenu ce colosse à l’œil magnanime, dans cet apparat de la chasuble blanc et or et des bougies agroupées sur les plateaux de cuivre qui donnaient du feu aux visages. Vingt personnes tout au plus. Vera et Jelena très noires, très sœurs, leurs profils qui se détachaient l’un sur l’autre, celui altier de Vera, coupé par la monture de lunettes, et celui de Jelena dont je voyais tressaillir les lèvres pendant les répons, ses grands yeux absorbés par la liturgie. Survint un chant a capella entonné par le vieil Isak, j’entendais dans sa voix l’amitié chevrotante et l’allégresse triste du chant klezmer dont il semblait lire le texte dans le creux noir de l’abside. Vera prit ensuite la parole, ouvrant un livre où il était question de « la présence pure », d’un être déserté par la conscience, la mémoire, et de « cette souveraineté intacte de ceux qui ont tout laissé », disait le poème. Zehira, si érudite autrefois, si opiniâtre dans sa connaissance des langues et qui perdue dans les ruines de son labyrinthe enchaînait les instants de grâce dans le parc ensoleillé de la résidence de Lesneven. Deux abandons, deux morts, pour cette mère que le ciel leur avait donnée frêle et intraitable, le regard toujours limpide. Konstantin entonna enfin un long récitatif en slavon qui ressemblait à une explication caverneuse dans la langue des morts, avant qu’une femme à l’accent espagnol ne prenne le relais avec un texte stupéfiant, elle était à demi cachée par un pilastre, je ne comprenais pas pourquoi ce texte me touchait tant, peut‐être parce qu’il ne semblait relever d’aucune tradition et qu’en l’écoutant je regardais Jelena sans pouvoir me défaire de l’idée qu’il s’adressait à elle, avec des images nettes et pourtant insaisissables : une torche dans la nuit, la traversée de cercles, le cheminement « pour enfouir le corps mort à l’endroit du corps vivant… ». Dans le silence qui suivit, les trois employés funéraires s’avancèrent dans l’allée centrale, fonctionnaires endimanchés gardiens du temps cérémoniel, il y eut au porche un mouvement chaotique autour du cercueil qui fut hissé sur leurs épaules ainsi que sur celle de Konstantin pour rejoindre le corbillard de l’autre côté de la prairie, face à l’océan. Nous suivions en désordre, le cercueil chavirait sous le soleil qui perçait les nuages. Un moment je vis Jelena s’immobiliser en se retournant vers moi, la petite troupe s’écarta d’elle en avançant, tout près elle fermait presque les yeux, tendait une main, saisissait mon poignet, me gardait un temps dans cet étau doux, cette marque bouleversante de retrouvaille, comme pour me dire : tu es venu, j’avais tant besoin que tu viennes, elle bredouilla quelque chose que je ne compris pas.
Le noyer couché de Guissény rayonnait de toutes ses feuilles : un jaillissement dans le jardin. Cela faisait une heure que le corbillard était reparti vers le crématorium et tous nous nous retrouvions un peu étourdis autour d’un buffet de fête dans la salle à manger dont les fenêtres étaient grandes ouvertes. Il y avait là quelques anciens collègues de l’université, Vera tout entière requise par la cuisine, Taïssia radieuse dans ses macarons fleuris, Isak en costume‐cravate sombre et dont je retrouvais la civilité aimable, les manières de s’évader en parlant. Il y avait aussi Zora Mitsić, la sœur de Jero, une vieille psychanalyste, affublée d’une malformation au pied qui la faisait marcher en fauchant. On lui avait dit mon intérêt pour le travail de son frère et d’emblée elle attira mon attention sur ce qu’elle appelait la chose noire, cet embrouillamini (comme une ancre crayonnée, un fouillis de barbelés…) posé, presque plaqué, sur les bords de mer de la toute dernière période. Comme un magma, une tache conjuratoire, commentait en souriant la vieille dame, quelque chose qui n’avait pas valeur de représentation et revenait se coller là telle une adhérence, une marque cicatricielle, parce qu’il ne pouvait pas faire autrement que de déposer ce noir, ce fatras, ce ramassis de réel, appelez‐le comme vous voulez, pour libérer sur le restant de la toile sa palette lumineuse. Pensez à Bacon, Schiele et même Caravage, enchérit‐elle, mystérieuse. J’insistai pour savoir ce qu’était pour elle la chose noire de Jero Mitsić, elle eut d’abord ces mots rieurs : mon frère était d’une insatiable voracité, puis elle s’assombrit : nous sommes des familles d’exilés, monsieur, les guerres du vingtième siècle ont fait de grandes saignées dans nos mémoires, ce qui se transmet d’une génération à l’autre est donc marqué par une grande faim d’absolu et sans doute la trace d’une extrême violence. Le sourire s’était figé. J’aurais voulu en entendre davantage mais elle avait elle aussi une façon de murer les choses, les donner pour définitives, et Taïssia faisait le siège autour de moi afin de me montrer un nouveau trésor.
Armandia était le nom de la femme qui avait lu le texte dans la chapelle. J’apprendrais au cours de la conversation qu’elle avait été un temps la compagne d’Heitor‐Luis puis avait émigré dans la ferme d’à côté. La cinquantaine robuste, une carrure d’homme, une coquetterie maussade, des yeux fureteurs, très vifs. C’était elle qui avait écrit le texte, davantage pour Jelena que pour sa mère, me dit‐elle : je voulais trouver les mots justes, j’avais peur qu’elle nous lâche pendant la cérémonie, mais elle a été parfaite. Elle leva les yeux sur moi, elle dit : Jelena a fait beaucoup de progrès, si vous saviez, elle commence à faire la part des choses, la part de ce qui s’est passé, la part de ce qui se passe. Devant la fenêtre les dîneurs se regroupaient autour du buffet. C’est l’histoire biblique des convives, reprit‐elle sans transition, ils sont rassemblés pour une fête dans l’at‐ tente de celui qui doit venir, mais il ne vient pas, et tout le monde s’endort, et quand il arrive sur le chemin il en est une seule qui entend dans la nuit le bruit de sa sandale. Quelqu’un qui est dans l’éveil, fit‐elle encore, aussi tête perdue qu’on la croie, c’est pourquoi Jelena infiniment me touche. Il y avait dans ce contact avec Armandia quelque chose d’un liant, d’une séduction intellectuelle immédiate, comme si sans nous connaître nous pouvions nous parler sans retenue de sujets intimes et graves. Au bord du bois de Lanhir, elle possédait un hectare de culture maraîchère, où Jelena venait l’aider aux travaux de main, semis, récoltes, c’est ainsi qu’elle avait appris à la connaître et à l’aimer, du temps où elle habitait chez Heitor‐Luis. Heitor qui était un peu son ange, ajouta‐t‐elle, à cet instant il devait avoir quitté les Seychelles et se trouver sur l’océan, seul au monde. Les rideaux de tulle s’entrouvraient sur le noyer ensoleillé, un instant j’avais vu filer sur la plage la tache rousse de la chienne.
Jelena était assise assez loin vers le large, près du massif qu’on disait d’Enez, même si tous les récifs portent un peu ce nom. Elle était adossée à un rocher en dôme, j’étais venu m’asseoir à côté d’elle et j’avais senti son tressaillement. Lui dire que je regrettais d’être parti si vite et que j’étais heureux de la retrouver. Elle se détendait peu à peu, murmura qu’elle n’aimait pas tous ces gens dans la maison, puis qu’elle se doutait que je reviendrais de toute façon, puis très bas, sa voix presque perdue dans le vent, que mon livre je devrais le commencer au Zorn, là où il était tombé mort, ensuite revenir en arrière sans perdre la clarté de la fin, sinon il y aurait beaucoup trop de noir, et mon livre serait raté. Il y eut un long moment silencieux, elle reprit doucement : maman je la vois bien droite, elle me dit que ce n’est pas grave : la vie, la mort, qu’il ne faut pas faire d’histoire avec ça, j’entends qu’elle me parle et je regarde les rochers là‐bas, qui sont comme des statues, et maman me parle sans jamais hausser la voix. Un long temps encore, elle chuchota : je t’ai parlé, Pierre, je t’ai beaucoup parlé. Puis : ma sœur était devant, mais je te parlais. Au loin, à droite, on distinguait quelques blocs granitiques étroits, comme des formes humaines. Le soleil faisait une arche lumineuse dans le creux des nuages et les oiseaux de mer criaient.
Les cendres de Zehira avaient été récupérées à Landivisiau vers dix‐sept heures, l’urne posée sur la cheminée du salon. Au retour du crématorium Vera était venue droit vers moi, elle m’avait pris les mains dans les siennes en insistant pour que je reste dîner. Depuis le début de la journée c’était le premier vrai contact avec elle : cette force dans le regard, ce sourire total. Sur la terrasse Jelena était revenue se mêler aux derniers convives, elle hochait la tête en écou‐ tant Zora, se laissait circonvenir par la petite (cette façon qu’avait Taïssia de lui prendre les avant‐bras, se couler dos à son ventre en lui donnant de petits coups de nuque). Et l’on voyait passer dans ses voiles noirs le colosse Konstantin dont sonnait le rire au pied de l’escalier. Je retrouvai Armandia dans la cuisine, il y eut un début d’échange à propos d’Heitor‐Luis puis elle reparla de Jelena et me redit autrement ce qu’elle m’avait dit un peu plus tôt : que Jelena vivait dans un temps qui n’était pas le nôtre, que pour elle le temps s’était arrêté, certains événements s’étaient fixés, ils revenaient sans cesse sous forme d’instants présents avec lesquels il fallait qu’elle compose… J’entendais ce qu’Armandia me faisait ainsi savoir, j’entendais qu’elle voulait me donner une clef, je n’en saisissais pas la portée.
Le dîner eut lieu dans l’intimité de la famille. Vera avait réservé pour moi une chambre à Lesneven puisque la chambre de Konstantin était prise et que Zora logeait dans l’ancienne chambre des parents. Je me souviens de l’atmosphère étonnamment joyeuse du repas, du plaisir qu’ils avaient à pratiquer entre eux la langue des confidences enfantines, coupée de français quand ils s’apercevaient de mon incompréhension. Konstantin effleurait les sujets de sa voix de stentor, taquinait volontiers Vera, se laissait tourmenter par Zora dont les yeux pétillaient dans la lueur des bougies qu’ils avaient rapportées de la chapelle. Jelena semblait seule, écoutant en silence, ébauchant quelquefois un vague sourire, plutôt à propos. Un long moment elle posa sur moi son regard bleu. Ils parlaient de la chapelle de Lanhir, rasée par les huguenots, reconstruite au dix‐neuvième, et Vera traduisait par intermittence. Il flottait aussi un vieux chant yiddish dont ils mettaient bout à bout les restes mémoriels, Zehira évoquée soudain avec malice comme si toute la tristesse avait été déposée dans l’office du matin et que le regard distrait, écaillé, de la vieille dame sur la photo posée à côté de l’urne participait de la légèreté ambiante.
Lorsque je pris congé Vera me laissa une chemise de carton avec des photos et quelques écrits de Jero Mitsić dont elle‐même, prétendait‐elle, ne connaissait pas l’existence. J’aimerais que tu reviennes, insista‐t‐elle sur le pas de la porte. Jelena n’était pas là au moment des saluts mais j’eus quatre appels blancs dans la voiture, ensuite sa voix alors que j’étais sur le palier de la chambre d’hôtel : tu es là, Pierre ?, sa voix entrecoupée, hésitante, cherchant à m’avouer quelque chose qui ne prenait pas forme, qu’elle n’avait pas pu me dire ou n’avait pas bien dit… Peut‐être voulait‐elle réparer son absence aux saluts, retrouver le contact par le téléphone (ce numéro que sa sœur avait dû lui donner) sans qu’elle puisse formuler autre chose. Elle rappela presque aussitôt et un lien put alors se nouer à partir de la conversation du midi, le projet, la fiction du livre sur le père, dont je lui disais sans trop y croire qu’elle m’avait donné une clef d’écriture, tandis que me revenait cette phrase sans auteur qu’en toute occasion je me répète, ces quelques mots selon lesquels le seul sens de la vie est de trouver la lumière de la vie, laquelle à notre mort nous inondera le visage. Et je sentis qu’à l’autre bout du fil sa voix s’était apaisée, redevenait la voix, si doucement feutrée, que je lui connaissais, et soudain marquant un temps elle me dit: je voudrais que tu écrives le livre de ma vie, Pierre, comme s’il y avait au monde un seul livre, comme on dirait le Livre de l’arbre, ou le Livre de la nuit, et je gardai en moi cette demande absolument folle et parfaite, cette parfaite demande folle de Jelena, que je reçus cette nuit‐là avec une émotion étrange sur le palier de la chambre d’hôtel de Lesneven dont la veilleuse sur minuterie s’éteignait à tout moment. »
P. 93-104