Texte bizarre en effet, texte troublant dès l’instant où ma voix s’en empare, parce que désirant répondre à sa demande, s’autorisant de celle-ci, il joue à posséder sa propre parole, l’enferme dans une fiction rêveuse, raconte au passé, au féminin, à la première personne, le tranquille vertige d’une femme qui attend un homme dans une chambre d’hôtel dont elle ne se rappellera plus tard que le motif d’orchidées des tentures et les cris des enfants dans une école voisine, enfants et orchidées occupant alors sa pensée, distrayant son attente, souvenir des enfants de sa sœur jouant dans les maigres taillis de son jardin de ville, douceur sanglante des motifs d’orchidées, catleyas rouges brossés sur le tissu des rideaux par un peintre calligraphe. D’où vient mais d’où vient donc cette absence de temps, cette exquise fascination qui d’ordinaire la gagne lorsqu’elle s’enferme ainsi des heures durant dans le silence de sa véranda parmi ces Laelias, Vanda, Phalaenopsis, à la fleur si capricieuse, chacune exigeant sa part d’ombre, de brumisation, de soleil voilé… Et tandis que sa rêverie se prolonge, la perspective du rendez-vous devient de plus en plus improbable, l’homme a laissé passé l’heure, il ne viendra plus, ne devait pas venir sans doute, ne viendrait jamais. Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi de lui offrir le miroir ingénu d’un tel texte, il a surgi par l’écriture à partir du peu de ce que je connais d’elle et en croisant à tâtons quelques lignes de sens, je découvre en le lisant à voix haute qu’il ne dit presque rien d’elle parce qu’il n’ose rien dire, il se retient, il effleure, il échoue à l’atteindre. Et dans le silence qui suit elle reconnaît qu’en effet elle aime les orchidées depuis toujours, depuis que son père l’a initiée toute petite à cette passion étrange, elle a ce geste du bout des doigts qui semblent mimer le toucher d’un pétale et c’est comme une manière de remerciement pour le texte, manière aussi de le laisser, l’effacer, l’oublier. Simplement désire-t-elle soudain ajouter quelque chose mais hésite, ne trouve pas les mots, l’homme qui doit venir dans la chambre, se décide-t-elle enfin, elle se tourne vers moi et me regarde : est-ce qu’il est comme les autres ?
Son regard à ce moment-là sur le fil du doute : faut-il vraiment croire à ce que vous écrivez, quelle est cette lumière qui tremble tout à coup entre réel et texte ? Question posée à l’écrivain, question que n’épuiserait aucune réponse comme lorsqu’elle m’avait demandé dans le taxi qui nous ramenait à l’Hôtel Neukirchen : vous viendrez, n’est-ce pas, vous viendrez ? Êtes-vous l’homme qui doit venir, êtes-vous celui que vous me promettiez d’être, êtes-vous vraiment différent des autres ? Moi comprenant qu’il n’y a rien à répondre, parce qu’en effet tout écrivain que je suis, je n’ai pas dû faire mieux que les autres. Et elle s’est retournée vers la fenêtre, ses mains pressent son sac comme si elle avait décidé de partir mais semblait encore retenue par quelque chose. Au dehors le soir commence à tomber, un enfant joue dans le parc avec un ballon, et bientôt s’allumeront les rectangles des vitres, bientôt ce sera la nuit.
Alors elle parle, elle commence à voix sourde, inaudible, elle s’est enfoncée dans le fauteuil et les mots sortent par soubresauts bizarres, avec dans sa voix une espèce d’éreintement, une intonation morte, brisée, et d’un coup tout est là, l’ultime sens de la cérémonie, ce qu’elle attend de moi depuis la première fois : parler en ma présence pour que écrivain d’elle j’écrive, et non pas un texte joueur, évasif, mais un texte de corps, un texte contre son corps, même valeur, même douleur, un texte physique, pur, pour s’emparer d’elle comme elle me parle à cet instant de sa voix brûlée, usant de la troisième personne, de cette identité détachée des textes, et du présent pour le passé. Commençant par ces mots : elle est si froide, maintenant, elle ne se sent plus quand elle se touche, puis entrant peu à peu dans la terrible histoire, se laissant attirer vers le fond de celle-ci pour tenter d’en expulser par à-coups le quelque chose noir, croupissant, le quelque chose d’absolument à dire, à hurler, qu’elle va reprendre pour moi par le détail, le commencement, afin que tout soit gravé, veut-elle croire, dans le marbre de l’écriture et malgré des siècles de silence, malgré tous ces mots qui dans le déroulé hagard de la parole viendront en empêchement, en obstacle, en concrétion, en cri, ainsi le nom de cet ami de son père qu’elle appelle tantôt l’Homme tantôt le Sicilien… »
P.50-55