Il se contorsionna sur sa chaise. Le mot devait générer chez lui un certain inconfort.
– Humaniste, dans les limites du possible, évidemment. Dans les limites du raisonnable, vous voyez où je veux en venir, Gründ…
– A vrai dire non, Mr Stukowski.
– Répondez-moi tout de go : êtes-vous pour l’euthanasie ?
– Je n’y ai pas encore beaucoup pensé, Mr Stukowski.
– Eh bien moi je suis pour. Et je le dis publiquement, et je crois que vous êtes aussi pour, car je sais que vous êtes un homme de bon sens.
Quand le bon sens arrive ainsi, accroché au bout d’une phrase, ailé et bien nourri, tels ces angelots replets qui soutiennent les chaires de vérité baroques, il y a tout à craindre. Je commençais à mon tour à remuer sur ma chaise. Stukowski dut s’en apercevoir car il prit un autre angle d’attaque :
– Changeons de sujet, Gründ. Allons au fait. Petite mission, petit travail : c’est du cousu main, c’est vous.
– Comment ?
J’ai une mission pour vous, Gründ.
Et d’un geste théâtral, il posa sur la table une fiole plate contenant un liquide transparent avec un reflet irisé verdâtre. Sur le flacon, il était inscrit en belles lettres:
EAU VIRGINALE
Fraîcheur
Santé
Vitalité
(Cont.15ml)
– Ne vous fiez pas trop à l’étiquette, marmonna-t-il l’air sombre, plus rien n’est vierge de nos jours.
– Et que dois-je faire avec cela, Mr Stukowski ?
Il se lança enfin :
– A Hanton Square, il y a un vieil hôtel qui porte un nom bizarre : Paradise loft. Le nom remonte à un très lointain passé car on n’y rencontre plus aujourd’hui qu’une faune infra-humaine, un ramassis d’épaves, tous suicidaires, mais qu’une organisation de charité, elle-même en piteux état, s’obstine à raccrocher tant bien que mal à ce qu’on appelle la vie. De l’acharnement thérapeutique en somme mais n’entrons pas dans ces grands débats. Dans cet hôtel il y a un résidu nommé Abimaël Green, retenez ce nom, Green, il s’appelait peut-être Carlson ou Johnbegoo mais il ne s’en souvient pas, comme il ne se souvient pas de la couleur des enfants qu’il a dû laisser derrière lui entre Atlanta et Cincinnati, ni même de l’odeur de la terre à Oakland où pourtant il a dû naître un jour. Tout ce dont il se souvient c’est que vous lui avez promis à boire la dernière fois et il s’accroche à ce souvenir comme au goulot de la bouteille qu’il tient en main, exactement comme la hampe de notre drapeau un jour de fête nationale. Pas de quoi être fier pourtant de ce compatriote. Le travail est très simple. Lui payer à boire puisqu’il le demande. Bizarrement le whisky au Paradise loft n’est pas de mauvaise trempe. C’est même la seule chose qu’ils ont de bon. Accessoirement déposer deux ou trois gouttes de ce liquide dans le verre. C’est là où le conseil d’Helena porte. Vous ferez cela sans tapage ni geste inutile. Seriez-vous plus ostensible qu’il n’en verrait rien d’ailleurs. Il ferait cul sec avec un flacon de vernis à ongles ou un bidon d’huile de vidange. Voilà, tout est dit.
Tout étant dit, Anatol Stukowski s’épongea le front, tira longuement sur son cigare et disparut derrière un nuage de fumée.
– Et qu’est-ce qui va se passer ensuite, Mr Stukowski ?
– Comment… qu’est-ce qui va se passer ?
– Ensuite, après, lorsqu’il aura bu…
– Eh bien, il reboira. Que voulez-vous qu’il fasse ? Il se souviendra que vous lui aviez promis un deuxième verre. Vous vous fierez à sa bonne mémoire et il boira à votre santé, à vos amours, à Vienne, au bonheur et à la musique…
– Et le lendemain ?
– Je ne vous demande pas d’être là le lendemain. Vous serez là la veille, c’est déjà bien assez. A chacun son travail. Je crois à la spécialisation des tâches.
– Excusez-moi, Mr Stukowski, mais est-ce que ce monsieur sera… vivant le lendemain ?
– Oh, mais c’est une grande question, ça ! Est-ce que moi je serai vivant demain, est-ce que vous, Gründ, vous serez vivant demain ou après demain ? Qui peut y répondre… C’est la grande énigme de l’impermanence… »
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