Je descendais les marches de l’escalier, je descendais les âges de la vie. Sur les murs, il y avait la joie figée des photographies de l’enfance. Je descendais encore. En bas mourait cette litanie qu’une voix relançait sans cesse : à ces dernières peaux qui t’attachent, à ces dernières secousses du temps. Ils étaient une vingtaine dans le grand salon, leurs lèvres répondant à peine à la psalmodie. Ils ne me regardaient pas, pas plus que le corps étendu au centre de la pièce. Certains étaient tournés vers l’une des fenêtres dont les vitres reflétaient leurs visages blêmes, harassés par une nuit de veille.
Allongé sur la table, le corps était recouvert d’un linceul blanc. Au travers des mailles du tissu, je voyais transparaître la robe fleurie de Jana, me sentant aussitôt transporté par un sentiment intense et double : les couleurs de la robe explosaient d’allégresse tandis qu’un sanglot noir gonflait à l’intérieur de moi, cherchait à éclater à l’air comme un chagrin très ancien, enfermé depuis des années.
Je trouvai refuge dans la serre où il régnait un silence glacé, agacé par le crépitement de la pluie sur les vitres. Pourquoi éprouvais-je tant l’envie de pleurer ? Je pensais à la phrase toujours inachevée sur les lèvres de Jana. Il me semblait que j’avais à portée de moi la fin de la phrase mais que le chagrin en voilait la lumière, un chagrin de moi-même, de ma vie oubliée, de l’enfance comme un grand manteau tiède qui m’enveloppait le coeur.
Quand je repassai dans le couloir, il faisait déjà jour, quelqu’un chantait encore. Je dus enjamber plusieurs corps endormis. Dans l’escalier les marches semblaient s’ouvrir sous mes pas. Assis de dos face à la fenêtre de ma chambre, un homme écrivait dans la monographie botanique. Il était vêtu d’un costume blanc, il ressemblait à Pierre Ansalem.
– Qui est mort ? lui demandai-je.
– Elie.
– Et Jana ?
– Jana est morte elle aussi.
Je sombrai peu à peu dans l’inconscience quand ces mots se détachèrent :
– Toi aussi tu es mort.
Tu vois : ce n’était pas si difficile.
Ils chantent à présent. Ils chantent autour de toi. Il n’y a plus aucun espace qu’ils n’envahissent de leur chant. »
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