Seule Maud n’était pas occupée à manger, mais il n’était pas rare qu’elle demeure ainsi hautaine et absente face à son assiette vide, comme pour signifier qu’elle n’appartenait pas à la cène familiale, cette espèce de rituel et promiscueux partage, émaillé des grognements de ma grand-mère et des bruits de bouche de mon oncle. Un instant Maud avait levé vers la fenêtre son regard très clair, comme happé par un envol de colombes, et je savais qu’elle comprenait mieux que quiconque le sens des mots de ma mère, même s’ils n’étaient destinés qu’à notre grand-mère, qui trônait sur la chaise d’honneur, levait de temps à autre un oeil vers le cadran de l’horloge, puis, repoussant sa serviette, commandait d’un geste que l’on débarrasse.
Le regard de ma soeur Maud se donnait ainsi parfois, illisible et lointain, presque inexpressif, cette apparente indifférence lui conférant une force étrange qui nous questionnait en secret et nous poignait le coeur. Alexis, l’homme de maison, débarrassa les assiettes, posa de petites coupes d’argent débordant de framboises mûres et à nouveau il me sembla que rien n’était joué, que les mots de ma mère décrétant qu’il ne viendrait plus, trahissait seulement son dépit d’attendre en vain. Car j’avais bien vu la lettre cachetée à Lublin, Pologne, qu’elle avait laissée en évidence sur son secrétaire, comme pour nous avertir de l’événement. J’avais aussi saisi cette parole: Il pense passer à Nantes puis être ici entre le dix et le trente. Or nous étions le vingt-six juin. Il faisait très chaud, je me souviens. Des papillons blancs voletaient dans l’air immobile et les groseilliers étaient si lourds de baies que l’on n’avait pas pris la peine de tendre des filets contre les oiseaux. A cause de la chaleur presque orageuse, Alexis laissait les fenêtres ouvertes de l’aube au crépuscule, et j’aimais ce courant d’air tiède qui faisait frémir les lames du lustre et gonflait les rideaux de soleil en nylon nacré. A deux heures précises, Madame Ungaro fit résonner comme chaque vendredi le heurtoir de la porte d’entrée. Elle roulait à l’avance ses yeux exorbités, pressentant que je n’aurais rien revu de ma leçon de solfège et que j’en serais toujours à épeler note après note, comme un condamné, la même éternelle page de la gamme de sol majeur. Cet enfant doit être un peu sourd, murmurait-elle en ravalant sa colère. En été, Madame Ungaro portait des chemises sans manches et sentait la transpiration mêlée à un parfum sucré. Avec ses cheveux blancs, jaunis à la racine, et ses demi-lunes posées sur l’arête de son nez, elle appartenait au monde poudré, secret, avaricieux, des amies de ma grand-mère. Après ma leçon elle frappa à la chambre de Maud, l’appela d’une voix doucereuse, sans que ma soeur ne daigne lui ouvrir. Je partis rejoindre mon oncle Cyril qui relevait ses pièges à rats musqués autour de l’étang. Une odeur de vase chaude empestait l’air. Chaussé de cuissardes, mon oncle allongeait sur la berge quatre petits cadavres dégoulinant au soleil. D’ordinaire, il ne pouvait s’empêcher d’en lisser le poil et de répéter, l’oeil écarquillé: ça ferait un beau manteau d’hiver pour les poulettes… Plus tard nous les enterrions dans le sous-bois, il tassait le sol à grands coups de talons et me regardait y déposer un galet de forme plate à l’endroit qui s’appelait pour nous seul, dans la connivence qui nous unissait, le cimetière des rats. Ce jour-là pourtant, ni manteau ni poulettes, je le revois fébrile, hébété, courant chercher la bêche dans la remise et tournant autour des cadavres comme s’il ne savait qu’en faire. Je dus lui prendre la bêche des mains et enterrer moi-même les rongeurs alors qu’il se balançait d’impatience en lisière du sous-bois.
Dans la soirée, le téléphone retentit dans toute la maison. J’aperçus ma mère, le visage soudainement apaisé, juste après qu’elle eût reposé le combiné. Et plus tard je surpris ces paroles, répétées par mon oncle à sa mère, de ce ton ânonnant, infantile, qu’il prenait pour lui parler: Il a été retenu à Nantes plus longtemps qu’il ne le croyait, ce sera donc demain ou dimanche. A la tombée de la nuit, Alexis remonta le poids de la pendule et ferma une à une les fenêtres. J’entends encore le cuir crissant de ses sandales, le bruit mat des ouvrants, le grincement des crémones, dans ce rituel inaltérable qui, geste après geste, semblait vouloir repousser la nuit ou le monde hors de la maison. A cause de la chaleur, il maintint toutefois un léger courant d’air entre la porte de la cave et l’une des croisées de la salle-à-manger. Vers onze heures, le violoncelle de Maud résonna dans le silence de Seignes, sans que quiconque n’ose aller à sa porte pour lui dire qu’il était inconvenant de jouer si tard. C’étaient des gammes lentes, mal assurées, inlassablement reprises, et qui semblaient sourdre de l’épaisseur des murs, éveillant un insupportable sentiment de malaise, parce que cette voix sombre, entêtée, vibrante, faisait écho à une autre voix, se posait au seuil du sommeil : je suis là, je suis, n’oubliez jamais la fatalité de ma présence. Les gammes cessèrent vers une heure du matin. Je guettais les pas de mon oncle qui allait et venait de sa chambre au couloir. Et le crissement des insectes nocturnes, comme un prolongement diffus de l’archet sur la corde. »
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