Édition: Éditions Esperluète 2006
Là-bas a été créé en 2006 pour un projet de l’Ensemble Nahandove associant six compositeurs (Benjamin Britten, Pierre Bartholomée, Ludo Claesens, Daniel Glückmann, Gilles Gobert et Paul Steegmans) autour du Sonnet 43 de William Shakespeare.
Ces boiseries de vieux chêne, ces fauteuils houssés de cotons fleuris, ces crémones de cuivre à l’ancienne, ces ors dans la tapisserie du mur, dont le motif est absent de ma mémoire comme si le centre de la scène était indiscernable, toi au centre de la scène, tes doigts caressant distraitement le livre que je t’avais apporté.
Et quand il y a eu ce silence, que nos regards se sont touchés, j’ai revu ton effroi face à l’entrebâillement sombre de la chambre, et combien ta main tremblait lorsque tu enflammais la bougie, et comme était étrange ce monde dans lequel nous venions de basculer. Ta nudité de femme offerte pour cette liturgie de l’étreinte, tantôt la douce, la ductile et tantôt ce combat que tu ne m’avais jamais donné, tantôt les cris, les halètements de la bête et tantôt la splendeur silencieuse de ton corps sépulcre, l’un et l’autre, l’un perçant l’autre au même instant, dans l’assaut comme dans la déprise, lorsque nous jaillissions tels des nageurs ou tombions à bout de souffle, lorsque cloué sur ton visage, après les survenues du plaisir, je revoyais ton regard fixe, heureux, hébété, fixe, attaché encore à l’insensé des corps, comme si tu ne pouvais pas comprendre, n’avais eu d’autre choix que de te laisser traverser, sous le soleil moite du désir, après quoi il n’y avait plus rien à dire, toutes salives mêlées, toutes paroles abolies, il n’y avait plus rien de ce que désormais l’on savait. Et quand tout à l’heure nos regards s’étaient touchés il me semble que j’avais aperçu dans tes yeux la même stupeur heureuse, le retour de cette première fois dans la chambre lorsque tu avais comme moi senti passer le souffle de la mort amoureuse, aperçu sous le visage aimé le surplomb du Terrible, comme lorsque l’enfant bleu naît entre les jambes des femmes et pousse un premier cri, inscrivant dans leur chair à jamais la vie, la déchirure. Puis tu t’étais détournée, je sais, le risque était immense, l’instant d’après nous avions parlé d’autre chose, et j’oubliais tes paroles, je me coulais dans ta voix, j’y retrouvais la douceur, le timbre fatigué de tes moments de contrariété, je savais que plus rien ne se passerait, tu ne viendrais pas vers moi, tu ne me demanderais pas : pourquoi as-tu voulu me voir ?, ou dans un murmure : comme tu as changé, je te reconnais à peine, on dirait que tu es devenu plus sombre, ou plus triste, ou plus léger, ou plus absent encore, non, tu parlerais d’autre chose que je n’entendrais pas, la nuit tomberait peu à peu, et le temps nous serait désormais compté, nos paroles comptées, moi non plus je ne parviendrais pas à briser l’encerclement de cette vague douceur et dire je suis venu sans savoir, c’est étrange d’être si loin l’un de l’autre après tout ce temps, il a dû se passer quelque chose, que s’est-il passé, mais que s’est-il passé ?
P.25-27