Grain de peau | François Emmanuel

Édition : Éditions Alinea, 1992

Réédition : Labor, collection Espace Nord, N°155

Lecture de Luc Louwette

Prix Lego (Nanterre) 1992

Quatre nouvelles:

– Grain de Peau

– Emmène-moi à Nasielski

– Taffetas noir

– Melody est morte

Traduction:

Russe (« Tchornaya Tafta ») dans le volume intitulé « Zirkala » chez « Gudogestvenaya Littératura », Moscou 1995.

« Le temps est une surface si trompeuse qu’à part quelques rares progrès dans la langue que j’enseigne, je finis par voir peu de différence entre une sixième et une trente-sixième leçon. Le phénomène était plus manifeste encore avec celle que j’appellerai dorénavant Mademoiselle J. Elle arrivait toujours à l’heure et repartait une heure plus tard en me gratifiant d’un suave Monsieur le Professeur, prononcé du bout des lèvres entre la soumission et la malice, d’une parfaite ambiguïté. Lire la suite

N’était la couleur de son tailleur qui virait à l’ocre quand le ciel était bleu, s’encanaillait de roses roses ou s’allégeait de toile lorsqu’il faisait chaud, n’étaient quelques détails qui font le bonheur de mon oeil collectionneur (un collier de perles fines, des talons très aigus ou, suprême audace, une cascade de bracelets d’argent…) rien ne dérogeait au rituel tremblant de nos rencontres : ses cheveux noués en macarons, l’arceau doré des lunettes au-dessus de ses yeux verts et, enclose dans la farde marron, de Coleridge à Shelley, toute la poésie anglaise. Je ne peux non plus oublier le parfum, oh le parfum qui s’imprégnait jusqu’au creux de mes rideaux de tulle pour n’en plus déloger.

Mais il faut que je l’avoue : au long de toutes ces leçons, je n’eus pas la force de modifier la répartition des rôles qui me voyait sous ses yeux ensuavés traduire en ahanant et trop comprendre les Odes à l’automne ou les Stances d’Adonais. C’est là où quelque chose s’était insidieusement imposé à mes réflexes de professeur, prompt à traquer l’homonymie ou relever l’artefact de prononciation. Ce quelque chose tenait en l’idée que si nous délaissions Psyché pour M. Smith de l’Anglais sans peine, nous aurions vraiment perdu quelque chose. Mademoiselle J. avait en outre cette gentillesse désarmante à me remettre les mots de vocabulaire pointés lors de la leçon précédente et si soigneusement recopiés que je n’osais en demander davantage. Je préférais dès lors me tenir à ce fragile équilibre qui empêche si souvent les gens de se quitter autant que de se rejoindre. Et il s’établit une sorte d’état immobile des corps que l’on pût appeler contrat. La distance entre nous ne changeait pas, la teneur de l’air en parfum était toujours pareille et, par-delà la langue étrangère, nous nous appuyions l’un et l’autre sur le déroulement cérémoniel de la leçon, inquiets d’avancer ou de reculer, de briser je ne sais quoi, de fondre l’un sur l’autre, ou de nous perdre à tout jamais. »

Grain de peau, p.18 et 19

« Podowski fut à la hauteur de son personnage. Bien qu’il ne fut spécialisé que dans une seule espèce, il tenait des entomologistes le sens aigu de l’observation et un certain goût pour les dépouilles. Lorsque Alicja parut sous le jour de ses néons sales, lorsqu’elle ôta sa toque de renard, secoua un peu la tête puis sourit timidement, il émit un marmonnement sourd qui dans son langage signifiait à la fois bonjour et d’accord. D’accord pour montrer à la jeune dame que l’on disait très intéressée quelques-uns de ses trésors. Comme nous étions les seuls clients, nous eûmes même le droit de pénétrer dans son arrière-cuisine où fumait éternellement la même casserole d’eau bouillante. Il remua là tout un amoncellement de caisses et de vidanges pour en extraire de petites boîtes de fer blanc qu’il déposa sur la table avant d’en ouvrir une avec une surprenante délicatesse de ses doigts énormes. Lire la suite

Il faut dire que Alicja elle aussi fut parfaite : sa répulsion à peine visible, son étonnement à peine endommagé par le spectacle de ces milliers de carcasses noires, toutes pareilles, reposant comme des âmes mortes dans leurs fosses communes ferblantées. Musca domestica et encore musca domestica parmi d’autres diptères brachycères, muscae pullulantes, enfermées à jamais dans ces sabliers obscurs car il faut croire que Podowski avec elles comptait le temps.

Quand il les regardait, quand il secouait un peu les boîtes, son oeil s’égayait et ses marmonnements prenaient des teintes chaudes. Il ne connaissait pas leur nom latin bien sûr, mais il leur avait voué sa vie, connaissait leurs manies et leurs vices, leur chant d’amour, leurs agaçantes caresses, les arabesques brisées de leur vol et surtout l’imparable façon de mettre fin d’un coup de torchon à leur existence de poussière vivante. Commençait alors pour les petits insectes l’autre vie, la vraie, celle des bêtes de collection qui allongeaient le chiffre déjà très long du tableau de chasse. Quatorze mille six cent soixante-sept. Podowski leva un sourcil heureux. Pour un peu l’homme serait devenu disert, éloquent presque, pour un peu il eût refait les gestes de la danse martiale qui précédait l’immobilisation finale. A peine intimidée, Alicja était Alice face à la reine Coupe-tête, partagée entre un rire sourd et un lointain effroi. L’arrivée d’un client coupa heureusement court à la démonstration. Podowski reparti de l’autre côté, nous nous retrouvâmes seuls, elle et moi, dans cet environnement de chitine consacrée, de casseroles vides, de caisses de vieux thé et de vapeur d’eau.

– C’est donc ça un entomologiste ? demanda-t-elle ingénument.

La lumière qui tombait d’une ampoule jaune la faisait paraître toujours aussi jolie. C’est la première fois que je la voyais en plein jour. Ses cheveux étaient dorés et dans la cuisine de Podowski elle retrouvait une réelle parenté avec Alice. Alice grandie, les joues rosies par la chaleur, le regard bien droit, comme s’il fallait tout lui dire et tout de suite. Après les milliers de cadavres de mouches elle était de chair immaculée et j’avais envie de la toucher. »

Emmène-moi à Nasielski, p. 78-80