BLEU DE FUITE de François Emmanuel. Stock, 160 p., 15 €. En librairie le 20 avril.
On peut, en se penchant au-dessus du vide, être pris de vertige ; il est plus rare qu’en contemplant le ciel on soit saisi d’une sorte d’attirance ascensionnelle, une fuite vers l’azur contraire aux lois de l’attraction universelle. C’est pourtant ce qui se produit dans Bleu de fuite, un roman qui ignore superbement la gravité. François Emmanuel classe lui-même sa production en deux catégories : les livres d’hiver et les livres d’été, les uns plus sombres, les autres plus légers même si, au fond, ils traitent des mêmes thèmes.
Bleu de fuite appartient à la seconde catégorie. Son narrateur est poète et porte un nom de peintre, et d’oiseau, Louis Uccello. Il a pour ami un peintre russe, Pavel Sobotkine, qui, dans ses périodes bleues, peint des ciels qu’il vend fort cher à un collectionneur allemand, et, dans ses périodes noires, boit l’argent qu’il a gagné et sombre dans des débauches dont il ressort au bout d’un certain temps pour entamer un nouveau cycle créatif.
Une fois, pourtant, il ne reparaît pas. Son ami finit par le retrouver hagard dans une chambre d’hôtel minable, à la fenêtre, les yeux rivés sur un de ces panneaux qui, par un habile jeu de lamelles, affichent successivement des messages publicitaires. Sobotkine est littéralement happé par l’image d’une femme superbe qui revient à intervalles réguliers vanter les charmes du parfum « Ciel de femme ».
ÉTRANGES CRÉATURES
L’iconomanie, même chez un peintre, est un trouble sérieux et le malheureux va se retrouver dans un asile dont le directeur est un certain docteur Dieu. « Mieux vaut s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints », dit-on, ce qui ne va pas se vérifier dans le cas du peintre russe. « Cherchez la femme », affirme un autre dicton. Par amitié, persuadé de contribuer ainsi à la guérison de Sobotkine, Louis Uccello va tenter de retrouver la trace du mannequin qui a posé pour la fameuse publicité, en se lançant dans une quête dangereuse et complexe qui tient de la tragédie grecque et du roman policier. On y trouve un détective qui a réchappé miraculeusement à une tentative de suicide et joue du saxophone dans une boîte de jazz, un prétendu projet de film sur la guerre de Troie et le thème de la beauté captive, d’étranges créatures fuyantes dont la seule fonction semble être d’attirer les enquêteurs vers une mystérieuse demeure et une issue fatale.
François Emmanuel joue admirablement sa partition drôle et grinçante, donnant de notre société du spectacle une vision dont le parti pris de légèreté ne fait que renforcer la cruauté. Les hôpitaux psychiatriques deviennent ainsi « des ports délabrés où s’échouent nos grandes tragédies. On voit errer Sisyphe au bras d’Iphigénie. Epiméthée ronfle, Arachné tricote et Tantale se gave de biscuits secs. Sur un banc du jardin, Médée vous regarde l’oeil vide quand Jason ratisse le petit bout d’allée qui conduit de la grille au parloir ». L’enquêteur-poète, quant à lui, se pose en adversaire résolu de la langue de bois : « Il entend les vers à l’oeuvre dans le bois de la langue. » Et le romancier lui-même traque les parasites qui, sous le vernis des images, s’emploient à forer nos certitudes, poursuivant sans relâche un travail de sape invisible qui pourrait bien provoquer l’effondrement de tout l’édifice.
Puisque cette ruine annoncée est notre lot commun, mieux vaut en sourire. Ecrit pour célébrer le dixième anniversaire de la « Collection bleue » chez Stock, où Jean-Marc Roberts a publié, entre autres, Christine Angot, Philippe Claudel, Brigitte Giraud et Vassilis Alexakis, Bleu de fuite est surtout la démonstration que la fable est encore ce que l’on a trouvé de mieux pour tenir à distance le sentiment tragique de la vie.
Gérard Meudal