Chant d’exil a été écrit pour la cantatrice Clara Inglese dans le cadre d’un concert consacré à la figure d’Ophélie.
La mise en musique (voix, piano et violoncelle) est de Benoît Mernier.
CD, Ophelia, songs of exile, enregistré en 2018 et paru chez Cypres.
La Parole seule a été également écrit pour Clara Inglese pour la seconde partie d’un concert dont la première était La Voix humaine de Jean Cocteau, orchestré par Francis Poulenc.
La mise en musique est de Lukas Ligeti.
Ophélie, premier état du livret
Ophélie quand elle tombe, princesse des eaux basses, Ophélie en son corps
noyé, Lire la suite
Longtemps il y eut un voyage, sur un pays de terre brûlante,
et maintenant que le ciel est tombé tout tombe,
Ophélie quand elle tombe, lâche doucement lâche,
le fil le filin le souffle,
défaite de ses liens, ses sanglots et ses rêves,
noyés,
Le chant là-bas, aux doux noms de Samia, Sangua, Savia, Sagurnavida, comment chantent-ils auprès des feux là-bas,
les chansons ou les contes ?
Ophélie quand elle tombe, tangue dans l’air livide, se redresse, retombe,
Déserts donnant sur déserts,
faux jardins que le vent assèche,
dans ces pays on pèse le vivant avec le mort,
on invente des rêves,
Puis vient le vaste silence, j’ai vu dans la candeur de l’aube son corps enlacé à l’astre,
noyé,
Et ses cheveux lâchés, ses doigts perdant leur dorure, et les écaillements de la lumière, et l’eau lichen sale, tant de fleurs, tant de fleurs,
noyées
*
Car je ne serai plus dit-elle dans le désir des hommes,
Veuve de mon ombre,
j’éteindrai à leurs yeux la belle inconsolable,
Car je ne serai plus que la nuit au plein jour,
Pour toujours celle qui ne tient plus rien,
perd ses peaux, se délite, tombe,
sans fin sans bruit comme on ouvre les ailes,
Et l’on lira en moi toutes les écritures,
chemins sentes ravines,
inscriptions de lèvres et traces de paupières,
Le ciel comme une paume blanche fondue à mon visage,
et ce qu’ils appelaient ma beauté
*
Hommes vous n’aurez plus la morte endiamantée,
A vos yeux je ne serai plus l’image,
ni la flambée, ni la cendre d’image,
Endormie ou flottante je ne me laisserai plus saisir sous vos arches de fleurs,
Vierge au sein limpide et au diadème de lys,
je ne viendrai plus comme à votre regard l’épousée,
je ne me coucherai plus sur ces soies de gésir,
Ni perdre mon sang d’hymen et mon sang de blessures,
ni mon sang d’enfant fille mon sang de vieille femme,
ni mon sang de recel ni mon sang d’abondance,
ni mon sang de langueur mon sang de percement,
Je ne m’appellerai plus Ophélie avec l’eau tant d’eau, tant d’eau,
tant d’Ophélie,
Hommes qui ne voyez que ça,
la mort sur mon visage,
quand possédée je suis, habitée par l’absente,
la longue talismanique,
hautaine en la taie blanche de son œil,
traversée par la foudre,
la trouée
*
Princesse des eaux basses, Ophélie, pourquoi venir,
toi qui portais là-bas les doux chants de Samia, Sangua, Savia, Sagurnavida,
Pourquoi cette folie de croire à la lumière,
et que le monde te serait donné,
Folie, douce folie qui déliait alors les choses
quand tu parlais la langue des nuées
que tu courais dans les rues chaudes et que le vent là-bas
ouvrait toutes tes portes,
Enfant femme je voudrais éteindre ta soif et consoler ta blessure
avant que vienne le ciel et tous ses astres
peser dans le temps infini
sur les froids pétales de tes yeux
*
Chant d’exil, pour Benoît Mernier
Princesse des eaux basses, Ophélie, pourquoi ce voyage,
toi qui portais les chants de Samia, Sangua, Savia, Sagurnavida
Pourquoi cette folie de croire aux images, et que le monde te serait donné
Folie, douce folie qui déliait alors les choses
quand tu parlais la langue des nuages,
que tu courais dans les rues chaudes et que le vent là-bas ouvrait toutes tes portes
Et tu riais encore dans les bennes brûlantes,
convois levant la poussière dans les déserts bleus, chameaux et caravanes de songes qui balançaient ta tête et te faisaient rêver
Puis tout a chaviré, l’éclat de ton œil, la foudre en silence,
l’os qui se brise, le bol qui tombe de tes mains, ombre et moiteurs, geôliers, traqueurs,
les marchands de ton corps passent,
Se dresse la mer et toutes ses murailles,
l’immense mer en son berceau de fer noir,
oh couvre d’un linceul, mon âme, celle qui n’aura même pas de visage, désormais l’oiseau des couleurs pend à la branche de l’arbre
et le petit animal triste et la poupée
Ashanti
Enfant femme je voudrais éteindre ta soif et consoler ta blessure,
avant que vienne la nuit et tous ses astres, peser dans le temps infini sur les froids pétales de tes yeux
La parole seule
Tu viens d’entrer mon père dans le pays des cataractes gelées, sans bruit, comme l’être qui s’absente, flotte encore dans la chambre, se dissout peu à peu dans la trop blanche clarté. Lire la suite
Il s’est arrêté le tambour de ton sang, et la forge lente de ton souffle, ce vent chargé qui montait encore du profond de ton corps.
D’un coup le froid est tombé, l’œil a chaviré l’œil, une main s’est plaquée sur la face terrible.
C’est l’absolu silence des pierres après l’éboulement, on voit que voir n’est plus, on marche sans comprendre dans le pays glacé, l’hautaine cathédrale, et l’on n’entend plus que le soi qui cogne contre la paroi.
Fin du chœur suppliant des respirantes, fin de la vague qui n’en finissait pas de mourir, elles se sont retirées les fileuses de coton sale, le ciel est renversé, tes yeux sont sans paupière, des criaillements d’oiseaux s’emmaillent aux murmures, il fait froid désormais dans toutes les contrées de la chambre.
Si froid que l’on dit l’âme n’est plus, l’habitante a quitté la demeure, le temps est redevenu le temps des choses avec ta peau qui devient marbre et ton cadavre intouchable, il en est fini de cette chanson qui était toi, mon père, de cette espérance qui était toi.
Viennent les mots balbutiés de la prière, les mots hurlés dans les chambres basses : mon père qui fut mon père, mon père qui m’a donné la vie, mon père qui m’a passé comme il pouvait le livre de chair, et la ressemblance, comme il pouvait,
à la petite fille que j’étais.
*
Je veux, je reviens et je veux. Je veux prononcer la parole seule.
Je veux me coucher contre la grande présence, je veux entrer dans la grande présence, je veux m’allonger contre toi dans les draps, je veux que mon corps sache.
Te regarder je veux, comme la petite fille qui regardait le grand veneur quand il avait traversé les terres et rentrait dans la maison avec son odeur de chaume. Je veux te regarder comme enfant je regardais le seul arbre dont je partageais toutes les fiertés. Quand tu avais paume et licence pour passer ta main dans mes cheveux, quand je venais chercher le dur de toi dans mes jeux de petite louve.
Et tu me prenais dans ta barque, et je tremblais à ta voix, quand tu ordonnais le monde, le levant et le couchant, les naissances de la lumière, et les quatorze couleurs de l’arc.
Tant à me raconter des vallées, des chevaux et des maîtres, des reines sorcières, des bouffons qui prenaient tous les masques.
Ta voix, toute ta voix dans laquelle petite fille je me laissais aller, au délitement des images, dans la culbute vers la chambre soyeuse, juste avant le sommeil d’enfance et ses eaux d’oubli.
Revenir mais comment revenir vers là où nous étions, mon père : je ne me tenais alors sur rien, j’étais encore tête perdue dans les champs de fleurs, chancelante et prodigue dans les printemps d’abondance,
et tu me donnais la main.
*
Les pères partent, ils partent, ils ferment leurs grands manteaux, ils s’en vont vers les villes, ils travaillent au gouvernement des choses, grandes ombres passantes, on aurait aimé qu’ils restent, on aurait aimé qu’ils regardent, j’aurais aimé que tu me regardes, je sentais que tu n’étais plus là.
Détournant les yeux de celle qui prenait sa part de monde, détournant fatigué les yeux, détournant toujours, j’aurais tant aimé que tu restes.
Un peu parler, mon père, un peu écouter la parole seule, la parole qui cherchait à toucher, le tâtonnement de la parole.
Un peu écouter, un peu reconnaître, et être là, un peu, à côté de moi, pour continuer l’histoire murmurée.
Non pas comme quelqu’un qui part, occupé toujours à ses choses, là où le devoir, là où le désir, là où le fol enfièvrement,
multiplie les incendies du monde, ce que je ne pouvais pas voir.
*
Au contredit de l’absence, d’être là et de ne pas me voir, ou de me traverser par le regard, d’être ailleurs quand je te parle, d’oublier les lieux, les moments et les signes, d’oublier et de ne pas comprendre, de voguer ainsi âme close, en ces jours où j’avais la parole seule.
Et cette passion de partir vers tous les côtés du monde, cette candeur sauvage de l’ailleurs, cette torpeur de ne même plus répondre à mes lettres, à la lancinante question qui hochait dans le ventre de la petite fille.
Me défaire en moi de cette charge, le fruit de la vie, le noyau de la mort, les pierres ramassées sur mon chemin, ce fardeau que je ne pouvais plus ouvrir avec toi, un peu.
Qu’un instant suffise et l’heure se serait déposée, ta voix posée sur ma voix, comme font les hommes et les filles et les mères des hommes, au seuil des maisons, au bord des rivages,
quand le soir n’en finit pas de tomber.
*
Ce que le pays froid aujourd’hui me rappelle : nous étions si loin mon père quand t’a saisi la maladie du souffle, tu portais le mât des douleurs, tu étais devenu un vieil homme.
Corps abîmé dans son corps, dévoré au creux de son corps, tu n’avais même plus la force de détourner la tête.
Je venais dans ta chambre et tu prenais ma main mais les mots ne s’échappaient plus de ta bouche, et tu me regardais blanc sur blanc comme une forme incertaine.
Moi au-devant de toi, dans des jardins de ruine, la nouée de ma main contre la tienne osseuse,
et qui faisait soc dans la terre noire.
*
Noir battant de cette étreinte aveugle quand tu m’agrippais comme l’ultime borne, que je sentais cogner ton cœur.
Serrée avec toi, enfermée avec toi dans l’intimité du souffle, consignée là dans l’innommable, captive de ce qui ne pouvait plus se dire.
Ni ton nom, ni le mien, ni ma parole contre ta parole, ni ma parole seule.
J’ai cherché, tant cherché partout dans le monde, j’ai cherché le peau à peau des hommes, j’ai cherché la poussée du danseur, trop légère j’ai cherché celui qui viendrait dénouer ma sandale et entrer dans mon firmament fragile, vastes voûtes gravides, j’ai tant cherché, mon père, ce lieu d’avènement, après quoi il n’y aurait eu plus rien que laisser rire l’existence.
Mais ton poing était dur, et tes yeux n’étaient presque plus tes yeux, le feu cendrait ton chemin d’agonie, les basses forêts alourdissaient tes paupières, je ne sentais qu’une butée muette
et le va-et-vient de ton souffle.
*
Au silence vient la parole seule
comme la pierre dans un puits,
liant en gerbes les mémoires, liant, déliant, les mots de la langue, nouant dénouant les mots de la prière, levant, élevant les mots du chant.
Elle vient trembler contre l’abîme, et dire l’amour que nous avons tenté.
Et sentir en le disant, le feu et le creux de la parole seule, sentir que je la garde en moi comme le dernier de mes biens, la source de mon être,
parce qu’elle t’est donnée, mon père, parce qu’elle dite et donnée.
La prophétie passera, la terre s’ouvrira, le ciel se fendra de tout son long, mais toujours je serai là pour te le dire, dans la chambre de ton premier silence, alors que le drap des morts ne recouvre pas encore ton visage.
Janvier 2020