Édition: Seuil 2011
« Parfois Cheyenn vient s’asseoir à côté de moi dans mon rêve. Nous sommes tous les deux assis sur un banc, adossés à un mur, et nous regardons les arbres du parc où nous nous trouvons. Au début je ne vois rien, tout est recouvert de blanc, comme si un ouragan, une tempête de poussière blanche s’était abattue sur la ville dont les édifices se redessinent lentement à mesure que s’atténue la sensation d’éblouissement. Lire la suite
Je ne me tourne pas vers Cheyenn mais je sens qu’il est là à côté de moi, il pourrait être mon frère, mon ami de toujours, mon compagnon tranquille. C’est la récurrence de ce rêve qui m’a convaincu d’écrire.
Il est étrange d’écrire à propos de quelqu’un qui ne m’a jamais parlé. Notre unique tête-à-tête fut celui-ci : j’avais la caméra en main, je me trouvais dans l’ancienne filature qu’il squattait avec Lukakowski, je m’étais approché de lui et il s’était laissé filmer en silence. Dans le film on voit le plan quitter le visage de Lukakowski, balayer les carreaux brisés de la fenêtre et s’enfoncer dans la vaste salle sombre, hérissée de fers à béton et de socles de machines. Là, on distingue d’abord une forme humaine très floue puis lentement à la faveur du mouvement de la caméra, et tandis que le projecteur déplace les ombres des piliers métalliques, la silhouette de Cheyenn, bras ballants, yeux éblouis par la lumière mais ne se détournant pas, faisant front à l’objectif, comme s’il lui fallait coûte que coûte s’offrir à ma caméra, faire don ou sacrifice de son image. Cette image je la porte en moi désormais, il suffit que je ferme les yeux pour que j’en revoie le détail: sa face hirsute, son harnachement de sacs plastiques dont les bandoulières de cordes se croisent sur son gilet matelassé et son accoutrement d’Indien d’Amérique avec des cordelettes qui lui barrent le front, une patte de chat en pendentif, des morceaux de fourrure qui balancent au bout de ses tresses, tout un attirail qui donnerait envie de rire si son regard n’était là fixe et tremblant, tout en terreur dépassée, comme s’il me disait prenez-moi maintenant, c’est moi que vous devez prendre, c’est pour moi que vous êtes venu.
Le plan dure exactement quarante-six secondes, j’en ai gardé trente-quatre au montage contre l’avis du producteur Alain Nadj qui répétait en toute occasion : montez court, montez serré, le spectateur n’attend qu’une chose : vous balayer du doigt sur sa télécommande. Ce jour-là je lui ai rétorqué que c’était une séquence nécessaire dans toute sa longueur pour entrer dans le temps de cet homme et j’ai ajouté que ce plan fixe rendait justice à quelqu’un qui n’était pas une épave humaine mais affrontait la caméra debout, dignement, malgré son identité pathétique de clochard travesti. Ce genre de propos aujourd’hui me fait honte car quelle dignité lui conférait l’image sinon celle d’une mise à nu, d’un descriptif glacé, et quelle rencontre était-ce que celle-là : un homme avec une caméra s’avançant vers un autre, ajustant sans un mot son visage ? Nadj a hurlé c’est du cinéma que vous faites, on vous paye pour que vous fassiez du cinéma, pas de la photographie. Je l’ai laissé expulser sa colère et j’ai gardé mon calme, j’ai dit que Cheyenn était l’autre habitant du squat et que même s’il ne parlait pas il avait sa place dans le film au même titre que Lukakowski. J’ai ajouté que je désirais une progression dans le regard porté sur cet homme et que cette longue séquence constituait le point d’arrivée de la progression. Alain Nadj a maugréé quelque chose en griffonnant deux trois mots dans son agenda et nous sommes restés sur ce désaccord. Mais plus tard quand il a vu le film son assistante m’a laissé entendre qu’il n’avait plus reparlé du plan fixe.
La progression est celle-ci : dans sa première apparition on voit Cheyenn accroupi avec un chien au fond de la filature. On distingue alors très peu de choses car la définition de l’image est très mauvaise. Ils mangent, dirait-on, dans la pénombre, le chien est tout contre lui et l’on devine entre eux une animalité commune, une espèce de partage noir. Plus tard la caméra le saisit en bordure du périphérique urbain alors qu’il marche en surplomb à quelques mètres du flot des voitures, avance contre le vent au-dessus des bolides et par un effet de zoom semble appartenir à un autre temps, lent, irréel, celui des herbes hautes et des troncs de bouleaux. La troisième prise, celle des conteneurs, est la plus intrigante, on le voit de loin aller et venir, vaquer à des tâches mystérieuses, disparaître et réapparaître entre les caissons métalliques disposés en quinconce sur un terre-plein qui borde le canal, parfois il se campe au-dessus de l’eau et semble crier quelque chose, on dirait qu’il appelle quelqu’un depuis l’autre côté de la rive. Même flou, même grain épais de l’image lorsque l’ayant isolé au téléobjectif je le suis dans la foule, avec sa haute silhouette d’Indien dont la marche au ralenti est presque une danse, le propulsant à chaque pas entre les passants qui s’écartent. Et lorsqu’arrive le plan fixe de la filature, lorsque par extraordinaire et malgré le faisceau de la lampe, il s’avance vers moi et s’immobilise, l’œil du spectateur peut enfin découvrir ce qu’il apercevait de trop loin, il peut voir son visage, détailler à loisir son accoutrement, rencontrer ce regard où l’épouvante le dispute à une espèce de solennité, hésiter entre le ridicule ou le tragique d’un être qui d’évidence se prend pour un autre et dont le compagnon d’errance ou de squat confirme le nom, le titre ou le sobriquet de Cheyenn.
Grande taille, peau foncée, front large barré par les cordelettes, une asymétrie affectant le regard, cicatrice resserrant à droite la commissure de la paupière, Œil Blessé.
Si à ce moment-là il s’est laissé approcher et filmer, je soupçonne qu’il a vu en moi autre chose qu’un homme qui s’avançait vers lui ou une caméra cherchant à le saisir. Il s’est imaginé, je veux croire, être dans la peau d’un Indien posant pour un photographe blanc. Il s’est vu comme l’un de ces native americans face à la machine à images d’Edward S. Curtis ou Adam Clark Vroman. Et j’éprouve en le revoyant le même sentiment de malaise qu’en parcourant ces clichés d’époque où les vieux dignitaires Cheyenne, Black Foot, Cherokee, désormais civilisés, empruntant parfois aux blancs leur habillement, se laissaient immortaliser par le photographe avec une expression de naïve fierté, d’altière solitude, comme s’ils croyaient leur noblesse de sang plus forte que le vol d’image dont ils étaient l’objet, ou attribuaient à la boîte noire, aux hommes qui manifestaient grâce à elle un tel savoir technique, une espèce de pouvoir magique capable de rivaliser avec celui de leurs ancêtres et de leurs dieux.
Au terme du long plan fixe Cheyenn secoue la tête et se détourne, il marmonne quelque chose puis se dirige la main en coquille sur l’oreille vers la pénombre de la salle. La caméra le suit toujours alors qu’il s’enfonce dans l’ombre. C’est la dernière trace filmée, sombre et prémonitoire car il disparaît dans la petite pièce vitrée du fond, là exactement où l’on retrouvera son corps assassiné moins d’un an plus tard. Il entre alors dans sa nuit, s’enfonce dans cette autre vérité qu’il ne connaît pas encore et dont cette ultime séquence constitue dans son temps arrêté la préfiguration terrible.
C’est en effet dans la petite salle du fond de la filature, aussi dénommée l’aquarium (une pièce vitrée où étaient amassés des pièces de fonte, fragments graisseux de machines descellées, sans doute en attente d’un ferrailleur) que l’on retrouvera son corps sans vie le 11 février de l’année suivante. J’apprendrai l’événement par un article de journal qu’un collègue déposerait sur ma table de travail à mon bureau de la Télévision. L’article était titré Meurtre d’un sans domicile et reprenait sur deux colonnes les premiers éléments factuels concernant la découverte du corps. À la fin de l’article le journaliste avait cru bon de faire allusion à mon documentaire et cette mise en relation maladroite m’avait profondément troublé. Je m’étais dit que mon film était devenu la seule marque d’identification sociale d’un homme qui n’avait alors pas de nom, était simplement désigné comme un sans abri de peau métissée. Étrangement je ne m’étais pas aperçu de ce détail : que cet homme était métissé, né de père blanc et de mère noire ou le contraire, je n’avais vu de lui qu’un Indien des villes, un fou qui se prenait pour un Indien, un figurant inattendu de mon film et dont la silhouette sombre, silencieuse faisait un contrepoint visuel à l’omniprésence de Lukakowski. Jusque là Cheyenn n’existait pour moi que par l’usage esthétique que j’avais pu tirer de sa présence, cette figuration en lisière, ces quelques images spectrales patiemment reprises en boucle sur l’écran du moniteur au long des interminables séances de montage, je ne lui avais pas donné d’histoire ni d’origine, je n’avais pas eu envie de le connaître. »
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