Caravanes au loin
sur l’autre rive
d’où sont-ils venus ces peuples ?
Ai-je vu rêvé
leurs vagues silhouettes
et cru à leurs prières
qui martelaient le blanc du fleuve
.
Une voix tremble
sous le vacarme
que suis-je venu chercher dans cette ville ensorcelée ?
.
Voyageur au pas pressé
sourd aux appels aux apostrophes
aux imprécations
marche-t-il dans un rêve ?
.
Palais vides et fortins délabrés
façades déclassées
aplombs désertés par les princes
balcons chéneaux arabesques
ce dont le faste est misère
et la misère faste
.
Je marche sur la rive du temps
.
Petite fille à la robe sale
et qui danse sans le savoir
Lavandières penchées
Safran turquoise amarante
elles tendent des saris brodés sur les marches
comme des champs de fleurs
.
Le bouvier crie
quand il mène à l’eau
ses puissantes vaches cornues
qui prendront le frais lourdement et sans grâce
leurs naseaux dans la masse liquide
Tandis que passent à quelques rames
les barques silencieuses
.
Si lentes qu’elles n’ont pas de sillage
.
Le fleuve en sa peau miroitante
s’est refermé sur elles
et je les vois flotter entre ciel et eau
entre rives qui ne se touchent
et leur rameur dressé
comme une aigrette blanche
.
Pêcheur passeur nautonier solitaire
un autre lance ses filets
d’un geste suspendu
.
Si loin que l’on n’entend plus les bruits de la terre
on ne se sent plus quand on marche
on rêve
.
Je suis dans la ville rêvée de tous les livres
là où ils viennent de partout
rencontrer le pur
.
Tendre au soleil la vasque de bronze
puiser verser l’eau dans le fleuve
s’enduire s’immerger
autant de fois que prescrit le rite
implacable et minutieux
.
Baptêmes ablutions dans la première lumière
d’un corps à l’autre la même litanie de gestes
comme une roue sans fin
.
Eau je m’avance dans ton or fertile
je m’éblouis et je m’aveugle
Ma peau contre ta peau
toi qui n’a pas de peau mon fleuve
qui es ma perte mon énigme
mon avènement
.
Ils chantent au loin j’entends les prêtres
comme une chanson scie
éraflant l’heure creuse
au milieu du vacarme
.
Ensonnaillés sous leurs parasols de chaume
avec le front barré
ou marqué par l’œil jaune
ils font commerce d’offrandes
et de paroles consacrées
.
Boutiquiers de la ferveur
astucieux quémandeurs d’offrandes
ils remuent l’air et les signes
l’argent et la prophétie
.
Vendeurs truqueurs
artificiers de l’invisible
pélerins sans apprêt hommes de foi simple
et qui viennent poser leur tête fatiguée
sur le flanc bleu du fleuve
.
Ses lombes scintillantes
son long corps allongé de mère femme fille
son charroi immobile
son immense pardon
.
Là se dépose l’insincère
là le riche trouve à se dévêtir
là s’arrête celui qui passe
et celui qui revient
.
Un homme prie enchaîné à un singe
un vieux se tient sur une jambe
un fou fait sortir de sa bouche
des pierres saintes comme des œufs
.
Des enfants tendent la main pour vendre
des coupes fleuries plantées d’une bougie
frêles barques de la candeur
et qui dérivent
dans les scintillations
.
Mais est-ce mon rêve dis
ou suis-je rêvé par le rêve d’un autre
comme le battant d’une cloche
dont je n’entendrais pas le son ?
.
Perdu assailli d’images
bouches d’ombres et porches noirs
ogives balcons murés grilles pantelantes
corps émaciés visages creux regards
masques
et tout au bas des marches le clapotis de l’eau qui passe
.
Raj Ghât
Gay Ghât
Panchganga Ghât
Manikarnika Ghât
Khedar Ghât
leurs noms comme des amers
.
Car ils parlent ici une langue compliquée et soyeuse
Harishandra Ghât
Anandmayi Ghât
Trilochan Ghât
Dasashwameda Ghât
infinies sont les portes
et les voies descendantes
.
Hanuman Ghât
où jour et nuit se querellent les singes
prestes agiles voleurs
partageant avec les hommes l’étage du visible
au-dessous des corneilles
au-dessus des rats
.
Assi Ghât
où le blanchisseur torse nu
frappe à lentes cognées
le tissu sur la dalle
.
Ailleurs un musicien pince ses cordes
une troupe d’oiseaux s’égaie
quelques enfants font conciliabule
.
Notes de bansuri ou facétie de la grive
tambours ou martèlements d’ouvrier
tout est délicatesse
et pour qui croit l’entendre
célébration
.
Des familles arrivent des villages
portant en procession
des corps emmaillotés
d’étoffes orange chatoyantes
ils dévalent en chantant
vers le lieu des bûchers
.
Partout des amoncellements de bois
des vendeurs de santal de ghee de jasmin orangé
partout les utilitaires du rite
et quelques prêtres nonchalants
.
Cinq fois le fils tourne autour du père mort
cinq éléments requis pour le passage
terre eau terre feu terre eau et air
et le cinquième disent-ils
l’esprit
.
Puis ils quittent le lieu dès les premières flammes
laissant seuls les ouvriers du rite
armés de longues perches
et les chiens qui attendent
.
Va-et-vient nuit et jour d’endeuillés
d’officiants et de marchands
ici on ne pèse pas les âmes
mais le leg des familles
et l’apparence de la vertu
.
Dans le creux orageux du brasier
j’ai vu se tordre un profil d’homme
puis le scintillement de l’eau
a dispersé son image
.
Viens mon fleuve viens
prêter ton épaule ta paume
viens effacer ce que j’ai vu
.
Viens
disperser les cendres de la vision
et passer ta main sur ce visage
.
Formes et chairs images
charriées de nouvelles images
quelqu’un arrive quelqu’un part
fleuve caresse ce mystère
ailleurs un enfant naît à odeur d’humus
loin d’ici
dans un pays inconnaissable
quelqu’un vient de prendre la route
.
Toi qui ne reprends rien accueilles
ouvres ton eau démêles les ombres
et te lèves avec le jour
.
Fleuve du premier fleuve ils disent
et dont la rumeur
la clameur
le souffle
.
Porte mon souffle à chaque instant
(2014)