Édition: Seuil, 2013
Trois nouvelles:
– Amour déesse triste
– La Convocation
– Les Murmurantes
Lundi
Ce matin Rosalia a fermé les volets. Je l’ai entendue aller d’une pièce à l’autre et fixer de l’intérieur les barres métalliques horizontales qu’on appelle ici les barres d’ouragan. Pourtant, la radio n’avait pas diffusé d’avis de tempête, le ciel était limpide et la mer presque calme, à peine agacée par ce vent du sud-ouest qui est le vent des jours tranquilles ici à La Gaviñera. Lire la suite
Dans le grand corps de la maison j’écoutais le pas traînant de Rosalia qui ouvrait les fenêtres, encastrait les barreaux et je voyais venir le moment où elle allait frapper à la porte de ma chambre pour me demander la permission d’entrer.
Dans l’entrebâillement elle avait les yeux rougis par les larmes mais nous ne nous sommes rien dit, Rosalia et moi nous nous connaissons assez pour ne pas chercher à lire en l’autre ce que nous savons trop. En l’aidant à placer les barres métalliques dans les petites encoches de métal je me suis souvenu que nous avions pratiqué la même opération trois ou quatre ans auparavant un matin où la couleur de l’horizon de mer venait de virer à l’ocre et où dans le calme effrayant, le brusque silence des oiseaux, on entendait monter de fond de la pénombre intérieure le premier mouvement du concerto pour violon de Sibelius.
Parce qu’il aimait par-dessus tout ces lumières de fin du monde, parce que c’était sa façon à lui de rire contre les déchaînements du ciel, ou simplement parce que c’était sa fille Xénia qui jouait.
Avant de me laisser, Rosalia est restée un temps la main sur la poignée et elle a murmuré quelque chose à propos de son mari Rodrigo qui n’avait pas eu la force de conduire les enfants à l’école le matin. Après son départ, je me suis dit que cette cérémonie des volets que l’on ferme devait remonter aux anciennes traditions de l’île puis j’ai pensé aux photographes, cette obsession de Maria Tarai qui l’avait longuement tenue au téléphone pendant la matinée. Passé un bref moment d’accommodation la pénombre bleu gris de ma chambre m’a paru d’ailleurs plutôt douce, presque nécessaire, le soleil traversait les volets ajourés, je pouvais continuer à lire mais je ne voyais plus la mer.
Lire c’est sans doute trop dire, je parcourais la même page sans que mon attention ne puisse s’y accrocher, et il y avait ce vers secret de Poe qui me revenait toujours en mémoire : « Je n’ai pu aimer que là où la Mort/Mêlait son souffle à celui de la beauté. » A vrai dire ce n’était pas tant le sens des mots qui me hantait que le jeu en anglais des assonances, (« I could not love except where Death/Was mingling his with Beauty’s breath. ») En bas, l’employée du service funèbre avait terminé depuis un temps, je l’ai regardée partir par la petite porte de plage, le téléphone se taisait enfin, je n’entendais plus que Rosalia qui s’affairait dans la cuisine, un volet piaulant sur ses gonds, le criaillement des mouettes, et ce ressassant vers de Poe.
La réalité est toujours imprévisible, j’avais tant redouté ce jour, je l’avais imaginé maintes fois, maintenant qu’il m’était donné de le vivre je n’éprouvais rien d’autre qu’une espèce de sidération. Mon esprit était vide, je ne ressentais pas de tristesse, pas même cette pointe d’effroi, de fascination horrifiée que suscite d’ordinaire l’événement. C’est peut-être pour mettre à l’épreuve cette insensibilité que j’ai osé pousser la porte de sa chambre. Cela faisait plus de deux ans que je n’y étais pas entré. Dans la pénombre de ses volets fermés j’ai retrouvé les choses exactement comme la dernière fois : son bureau parfaitement dégagé, sa vieille Olivetti des années soixante avec toujours la même feuille vierge glissée sous le rouleau, jaunie par la lumière (mécanique à jamais bloquée, depuis le temps où il avait décidé de dicter). Au bas de sa fenêtre tout un amas de bois flottés qu’il ramenait de la plage, et ce grand corps séché dont j’avais oublié l’existence : carcasse de mammifère marin dont on devinait les saillies dentelées des vertèbres sous la peau parcheminée. Le lit était sans pli, impeccable comme s’il n’y avait pas dormi cette nuit mais Rosalia avait dû passer dans la matinée pour remettre tout en ordre et remiser ses vêtements dans sa garde-robe. Pas un livre sur la table de nuit. Accroché au grand mur d’ombre entre sa malle et sa bibliothèque resplendissait le grand tableau de Xénia peinte par Galeno Torre dans la candeur charnelle de ses quinze ou seize ans. Je ne me souvenais plus qu’elle avait en main un panier d’oranges, la couleur des fruits ronds ensoleillait la pénombre, un moment je me suis vu plonger mes yeux dans les yeux sans vie, un peu naïfs, de celle qu’il aimait plus que tout au monde puis j’ai entendu en bas Rosalia qui m’appelait pour manger.
Il y avait une lenteur dans les gestes de la vieille femme, une lente hébétude lorsqu’elle me demandait d’une voix morte si je désirais me resservir. Nous n’avions faim ni l’un ni l’autre mais nous éprouvions le besoin de nous retrouver à table comme chaque midi. De l’autre côté du couloir la porte du living était restée entrouverte et l’on voyait vaciller dans l’entrebâillement la lueur d’un cierge. A la fin du repas Rosalia a cherché mon regard, elle avait les yeux tout à coup très agrandis, au bord de l’ahurissement. Croyez-vous qu’il est encore là ? m’a-t-elle demandé tout bas. Je lui ai caressé le dos de la main, elle a baissé la tête puis s’est levée pour desservir. Par la suite nous avons parlé de Xénia qui avait annulé tous ses concerts et venait d’appeler depuis l’aéroport de Vancouver. La présence de Xénia quelque-part dans le monde, la perspective de son arrivée à La Gaviñera le lendemain ou le surlendemain nous faisait revenir dans le monde réel, c’était une image solide, quelque chose de vivant.
Avant de remonter je n’ai pas pu m’empêcher d’ouvrir grande la porte du living où tous les meubles avaient été repoussés pour laisser place à son corps, étendu entre deux cierges au centre de la pièce. Il était vêtu de son habituel ensemble de velours marron. Plus je le regardais et plus j’avais en tête la question de Rosalia. Non, il n’était plus là, ou plutôt il n’y avait plus de foyer à sa présence, il avait échangé celle-ci contre la stupéfiante prestance des morts. L’embaumeuse avait noué ses doigts, peigné vers l’arrière ses cheveux blancs et fardé un peu ridiculement le haut de ses joues, ce qui à la lumière des bougies semblait le rajeunir de dix ou quinze ans, l’époque ou j’étais entré à son service. Ses paupières closes ensevelissaient à jamais ce qui avait été la vie fervente, farouche, mystérieuse, constamment mobile de son regard. Et je ne le voyais pas sourire comme on dit que les morts sourient, je voyais son masque de lutteur, cette immense statue dont j’avais côtoyé l’existence pendant toutes ces années, mais gisant désormais, souveraine, inexorable. Près de l’oreiller, à hauteur de sa nuque, quelqu’un avait déposé un bouquet de petites fleurs violettes déjà presque fanées, comme on en trouve dans les dunes en cette saison, c’était là une faveur enfantine, maladroite et touchante, la petite fille de Rosalia sans aucun doute, Josefina.
Revenu dans ma chambre je me suis endormi, je ne sais comment ce sommeil m’est venu ni par quel miracle j’ai pu rêver alors que mes brèves siestes d’après-midi ne me donnent d’ordinaire aucun rêve. Je voyais son corps étendu sur la plage, là où Rodrigo l’avait retrouvé le matin, au-dessus de lui tournoyaient de grands oiseaux à large envergure. Lorsqu’ils passaient devant le soleil je voyais leurs os en transparence dans une matière vitrée, bleu-verte, et parfois l’un d’eux éclatait en milliers de petits cristaux. J’ai été réveillé en sursaut par la sonnerie de la porte d’entrée puis par la voix enrouée, cinglante de Maria Tarai. Cette voix fouaillait péniblement dans ma mémoire tandis que je me voyais chercher mon carnet de notes pour écrire d’une main encore tremblante : oiseaux de verre, son corps, réalisant à cet instant que le rêve me parlait de l’accident et que l’accident avait eu lieu en mai quatre ans auparavant peut-être jour pour jour. Et je nous revoyais titubant au milieu de la lande, sortis on ne sait comment de la Mercedes fumante, lui qui s’appuyait sur moi à l’aveugle avec les éclats du pare-brise incrustés sur son visage en sang.
L’arrivée intempestive de Maria Tarai a été suivie d’un soudain silence, correspondant sans doute au moment où elle venait d’entrer dans le living où reposait son corps. Par la suite j’ai entendu Rosalia monter marche à marche les valises de sa maîtresse et tourner la clef de la chambre qui fait face de la mienne. En bas quelqu’un s’est présenté à la porte et Maria Tarai a hurlé depuis l’étage : respectez notre deuil s’il vous plaît ! La sonnerie du téléphone a retenti presque aussitôt et avec elle la voix rêche, cassante de cette femme, cette manière qui lui est propre de trancher, s’emporter, relancer sèchement, exiger des comptes, donner des instructions… L’ouragan était entré dans la maison.
(Début des Murmurantes.) P. 99-105